Nous vous invitons à vous rendre dans l’année 1972 pour savourer les critiques
de Jean-Jacques Gautier ( qui massacre le Roy Hart Theatre ) et celle de Catherine Backes-Clement.
Le Théâtre des Nations crie et fait la bête
Souffler n’est pas jouer
par Jean-Jacques Gautier – Le Figaro. 19 Avril 1972
Le Théâtre des Nations qui, sous l’égide de Jean-Louis Barrault, va, sur une dizaine de jours, dérouler ses manifestations,au cours desquelles, tant à la Salle Récamier qu’à la Sorbonne on étudiera l’être humain considéré comme un instrument, l’espace où il évolue, le rôle social et politique du théâtre, l’esprit de recherche et les rapports de l’art dramatique avec « une biomécanique des conduites humaines » – ce n’est pas de moi, vous vous en doutez ! – eh bien, ce Théâtre des Nations a ouvert ses portes.
Jean-Louis Barrault nous adressa d’abord un petit discours où il disait à peu près qu’on était là pour se poser des questions : Où va le théâtre ? Où va la science ? Où va la vie ?...Et puis, que « le théâtre est le jeu qui recrée la vie dans l’espace par le moyen de l’instrument qu’est l’être humain », lequel est appareil respiratoire, colonne vertébrale et voix…
Cela devrait introduire la première partie qui, si l’on fait abstraction des propos intercalaires où il était beaucoup question d’âme, de cosmos, de chants védiques, de stimulation et de perspectives, se ramenait à une suite d’exercices de yoga : nous vîmes et entendîmes ainsi deux messieurs en slip qui se vidaient les poumons dans un micro. Ce numéro fut suivi de la longue démonstration que nous offrit une gentille danseuse indienne aux sons d’un petit ensemble typique du même pays : elle roula des yeux, remua les sourcils et les mains, elle mima l’émotion, la peur, la haine et aussi la jeune fille qui pique une fleur dans sa chevelure, et encore beaucoup d’autres choses _ et je crus qu’il était minuit à vingt-deux heures !
Mais cette épreuve n’était rien en comparaison de ce qui allait se passer après et _ qui sait ? _ dure peut-être encore à l’heure où vous lisez ces lignes !
Le groupe anglais de recherche Roy Hart Theatre est venu nous montrer ce qu’il sait faire. Voyons : là, pour être bien compris, je dois distinguer très nettement entre quelques caractères de cette exhibition.
L’aspect de ces quinze ou seize garçons et filles, en général plutôt beaux, et l’air parfaitement convaincus de ce qu’ils accomplissent, est très sympathique.
Leur technique sans défaut ; superbe la façon dont leurs évolutions sont réglées ; la mise en place, la réalisation dans tous les détails, la mise en scène, la mise au point, tout bonnement admirables.
Je devrais parler de chorégraphie ; car en réalité, de quoi s’agit-il ? D’un ballet, mais d’un ballet d’un genre tout à fait particulier.
Il se déroule presque complètement sans musique ou, du moins, la musique majeure est-elle celle de la voix humaine, plus spécialement de sons inarticulés émis par celle-ci.
Et c’est un ballet d’animaux.
Je m’explique : ces jeunes gens en collants,ces jeunes filles en robes de toutes couleurs mais d’une grande simplicité, vont dans des effets de projecteurs colorés, en se déplaçant sur un rythme violent et un mode toujours agressif – d’une agressivité volontaire, avouée…– vont mimer toutes les actions connues de toutes les espèces animales ; et ce, en poussant des cris, des cris suraigus, des cris prolongés, terrifiants, assourdissants. Ils s’accompagnent de ces cris.
Ils braillent, aboient, geignent, gémissent, gueulent, halètent, grondent, piaillent, hululent, grincent crissent , éructent, hoquettent, toussent, couinent, braient, meuglent, mugissent, blatèrent, barrissent, glapissent, chicotent, pépient, pullulent, jacassent, caquettent stridulent, cacabent…Mais surtout, hurlent avec les loups, grognent, rugissent, feulent et font, furieusement, tout ce que font les bêtes sauvages, féroces, les fauves, les chiens déchaînés… et aussi les singes de toutes sortes… ce que je dis n’a rien de blessant. Leur dessein est affirmé et formel.
Comme si l’idéal de l’humaniste de 1972, l’idéal de tous ces gens qui se réclament de l’intelligence, de la sensibilité, de l’art et de la culture, était de redescendre au niveau de la bête et du fou.
Car ce que j’ai vu faire là, ce que le public a pu voir comme moi, c’est ce que l’on peut voir et entendre tous les jours au Jardin des Plantes dans des cages ; c’est ce que, depuis longtemps, on ne fait pas exprès à Sainte–Anne.
Je pense d’abord à ce que cela implique de dérision et de haine pour l’expression humaine, le mot, la langue, le verbe, le texte, l’ouvrage ordonné, l’œuvre de l’esprit.
Je pense enfin que j’aime la nouveauté si elle grandit, si elle élève, si elle apporte quelque chose, si elle transcende l’homme. Mais pas cet abaissement.
Et devant un tel spectacle, voyant Madeleine Renaud qui le contemplait, avec sur le visage l’apparence d’un acquiescement, je ne pouvais m’empêcher de me demander si elle n’avait pas, au fond d’elle-même, elle qui fut de Marivaux comme personne, elle qui incarnait inimitablement Dona Musique, si elle n’avait point, dis-je, la nostalgie du théâtre où des gens comme Rachel, Mounet-Sully, Coquelin, Sarah Bernhardt, Raimu – et comme elle – ne poussaient pas des cris d’animaux et savaient que souffler n’est pas jouer.
*Théâtre des Nations (Récamier). Ce soir, à 18 h.30
Voix et folie : l’écho des origines
Le « Roy Hart Theatre »
aux Journées de Recherche du Théâtre des Nations
Catherine Backes-Clement – Le nouvel observateur, mai 1972
Tout au long du déroulement des journées de recherche du Théâtre des Nations, organisées par Jean-Louis Barrault, le travail de la voix, de la modulation au cri sauvage, a imposé son étrange présence. Voix rituelles dans les spectacles de minorités ethniques : le théâtre de Soyinka, dramaturge militant, rend sensible la prégnance spectaculaire du mythe yoruba de passage de la mort à la vie. Voix étouffées, qui s’amplifient de la révolte à la révolution, et accompagnent l’acte de libération des gitans de Séville : au terme d’un effort soutenu par le flamenco, les hommes opprimés, attachés par de longues cordes à un lourd bidon rempli de pierres, l’arrachent du sol, le tirent enfin délivrés. Voix diverse, travaillée en personnages, distanciée selon les textes et les perspectives politiques qu’ils désignent, la voix de la chanteuse Gisela May obéit à la consigne de Berthold Brecht quant à l’exécution du chant dans le théâtre : « Pour le chant plus encore que pour tout autre, il importe que celui qui montre soit aussi montré. » (Remarques sur l’Opéra de Quat’ sous).
Toutes ces pratiques vocales, mises en scène dans des spectacles, exercent un effet de signification qui ne passe pas seulement par le texte, mais ont la mélodie, ou la musique, ou la récitation pour principe. .Mais au-delà du chant, poussant plus loin les effets de fascination de la voix pure, le spectacle du Roy Hart Theatre va jusqu’à la folie. C’est un spectacle de cris, de hurlements, de modulations : pas un mot n’est prononcé, à l’exception de mots sans suite, d’une cohérence si grotesque qu’ils rejoignent l’insignifiance de l’onomatopée. Or ces sons excessifs qui produisent sur le spectateur soit une jouissance fascinée, soit une irritation extrême, produisent des événements, des actes, engendrent des mythes ; le cri devient folie, la voix devient le support du délire, le spectacle devient insupportable, et l’espace idéologique du théâtre représenté se brise.
On ne peut tenter d’élucider l’effet spécifique d’un tel spectacle sans en restituer le déroulement : désignation hasardeuse puisque, comme dans Le Regard du Sourd, de Robert Wilson, qui procédait à l’inverse dans le silence total des mots du langage, rien ne limite la scène qui se déroule, rien ne donne les titres pour des événements qui se situent dans le mythe et dans le fantasme. Cela commence par un soliloque : un homme en noir dit des mots qui parlent de son corps, qui signifient la folie. Le mot lâché : « schizophrénie », marque le début des cris et l’irruption sur le terrain théâtral des acteurs du Roy Hart Theatre. Désormais, l’homme en noir, dont pourtant les qualités vocales sont étonnantes, se tiendra en retrait, menant un jeu dont il n’est pas maître, comme s’il assistait impuissant à son propre délire.
Les figures de sa folie, hommes et femmes, une vingtaine environ, commencent à crier : comme des bêtes, comme des fauves s’affrontant. Des femmes se battent en feulant, mains en avant, griffes tendues, jambes nouées, qui soudain se déplient pour des coups retenus : le cri rauque engendre l’animalité, les corps se font sauvages. Un homme très long, couché sur le sol, se love en position fœtale : des suffocations, des sanglots impuissants, des mouvements incontrôlés de ce corps d’adulte qui fait l’enfant, le transforment en nouveau-né ; une voix aigüe de femme module calmement ; le corps d’homme se redresse et la situation pivote : la relation maternelle devient amour adulte. Des corps endormis, soumis, forment un rond dans l’ombre de la scène ; les voix bourdonnent, engourdies. Une voix veille, modulant en surveillance autour des harmonies sourdes du sommeil. D’étirement en étirement, les corps, les voix des femmes se redressent et se regroupent, c’est l’éveil. Les hommes sont restés à l’arrière, formant un chœur de voix graves, soutenues : c’est le désir.
Ils s’approchent, enlèvent les femmes, les voix se mêlent, la horde se disperse. En chœurs réglés, les acteurs, qui cette fois se désignent comme tels, chantent sans bouger l’Alleluiah de Händel ; mais courant à travers les figures figées, une voix crie, en détresse, cherchant protection, faussant le jeu de la musique harmonique, provoquant encore plus d’angoisse, encore plus de détresse ; enfant perdu, sous la menace. Ainsi se déroule, de cris en événements qu’ils engendrent, un spectacle entièrement étrange, et cependant totalement familier. De temps à autre, Roy Hart _ l’homme en noir _ signifie par quelques gestes, soit son incapacité à comprendre ce qui se passe, soit la coupure entre le réel du théâtre et la folie des voix déchaînées.
C’est donc de la puissance de la voix que procède cette forme de travail théâtral. Mais la voix, dans toute culture, n’existe pas seule, libérée ; elle est prise dans le réseau du symbolique et dans les lois du langage, si même elle ne passe pas par l’enchaînement des signifiants qui produisent le sens. C’est pourquoi, nécessairement, lorsque les cris sont mis en scène, ils retrouvent le mythe, et le fantasme, puisqu’ils lui sont liés. L’exercice de la voix passe par l’incantation du mythe ; inversement, aucun mythe n’existe dans le support vocal qui l’actualise dans le rite, dans la fête dans la situation du groupe. Aussi bien trouve-t-on dans le spectacle du Roy Hart Theatre les mythes ou les formes signifiantes de notre culture : l’Alleluiah de Händel, forme chorale classique, mais aussi le mythe des origines se retrouvent dans ce spectacle sous une forme confuse, dans toutes ces situations où l’animalité toute proche est à la fois assumée et rejetée.
Cet écho des origines qui se fait sentir devant nous, dans l’évocation de la « horde », dans la présence du « nouveau-né », dans la perte que l’« enfant » éprouve et dans sa détresse profonde, est au croisement de la voix et du mythe : au point précis où la voix toute seule, libérée apparemment de la contrainte de la signification, la retrouve sur l’Autre Scène : dans la présence de l’inconscient.
La mythologie psychanalytique permet en effet un singulier éclairage sur cette étrange fascination. On se souvient que Freud décrit l’origine de l’humanité comme une situation de horde sans langage, dans laquelle un mâle puissant a le monopole de toutes les femelles ; les autres mâles le tuent et le dépècent, avant d’instituer la réglementation des rapports entre hommes et femmes qui deviendront les structures de la parenté. Mais le mâle tué revient de l’inconscient où son meurtre a inscrit une ineffaçable trace ; il revient sous la forme du Père Mort, dieu animal ou dieu à forme humaine, dépositaire d’une voix terrible : celle de la Loi. La structure symbolique représente donc dès l’origine la loi et la voix ensemble : toute voix est porteuse de ce refoulement initial, et de l’angoisse qui lui est liée.
Si le mythe, qui raconte une histoire d’origine, décrit des contenus, la voix, qui ne raconte rien, décrit l’angoisse. Le psychanalyste Guy Rosolato écrit à propos de la musique : « …tout concourt à ce jeu symbolique dans la mémoire d’un sacrifice pour lequel celui de l’Alliance vient irrésistiblement soutenir l’invocation de la Voix du Père Mort : comment ne pas entendre s’élever la grande incantation ? La musique devient alors la représentation non plus du contenu de la loi, comme le mythe, mais de son principe même, la relation comme pacte. » (Essais sur le Symbolique, la Voix.) Ce que le Roy Hart Theatre rend sensible à l’excès, c’est la nécessaire dramatisation de la voix : même lorsqu’elle est solitaire, elle est l’expression d’une relation fondamentale.
Au-delà du « mythe scientifique » que Freud dit avoir élaboré, la théorie psychanalytique dit encore bien d’autres choses sur l’effet spectaculaire de la voix.
Si l’on admet, par exemple avec Jacques Lacan, ce registre particulier du désir qui en est le moteur et l’illusion tout ensemble, et qui est ce qui toujours manque, on situera la voix parmi les objets partiels : objets séparés du corps, objets de la séparation elle-même. L’objet partiel, que Lacan désigne sous le nom d’objet a (l’insignifiance même) est à la fois chu et déchu : chu du corps de la mère, l’excrément, le déchet, la guenille du corps, mais aussi le regard qui sort du corps, et la voix. La voix et le regard sont donc du côté du mouvement même de la perte irrécupérable d’une intégrité périmée. Louis Aragon, dans La Mise à Mort, montre un narrateur pris dans les angoisses d’un amour fou : c’est une cantatrice qu’il aime, et la voix de sa femme lui fait perdre son image dans le miroir. Le chant, « miroir tournant » le rendra fou d’amour, au terme d’un délire hallucinatoire où il se dédouble en plusieurs personnages : « C’est pendant que Fougère chantait que mon image m’a quitté. »
Cette intrication complexe entre la voix et le désir rend compte de la fascination des vocalises : plus la voix se donne l’illusion d’être libre en ses modulations, plus elle est proche de l’angoisse. Ainsi Donna Elvire au dernier acte du Don Giovanni de Mozart, vocalise au moment de la plus grande trahison ; ainsi l’Aria dans l’opéra, par sa sophistication, révèle une situation de perte tragique. Par le chant, par les cris, par les mélodies ou par les ruptures sauvages, le Roy Hart Theatre touche à l’essence même de la musique, au plus proche de l’angoisse dont elle est l’art. Le dieu de la musique, Dionysos, est aussi l’enfant démembré ; la voix qui réunit et le cri qui éclate actualisent la folie mythique des Bacchantes, la fête psychotique.
NOTA : Il ne s’agit là que d’une des dimensions qui se sont manifestées au cours de ces journées ; le théâtre politique des minorités ethniques, le travail de réalisation des clowns par l’équipe de Lecocq, demandent une réflexion approfondie sur chacun des points qu’ils font apparaître : l’articulation nécessaire et difficile entre la langue et les formations sociales, pour les minorités ethniques, et la manifestation du dérisoire, par les jeux d’identifications, pour les clowns de Lecocq. Par ailleurs, la diversité, la passion réciproque du public et des comédiens, les échecs et les réussites de ces journées de recherche justifient entièrement l’entreprise de J.-L. Barrault, à qui revient le mérite d’avoir su provoquer et entretenir une immense motivation collective.